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Textes sur l’oeuvre et la vie de l’artiste

François DIJOUX. Heurtebise. Roman (1999). Extraits des chapitres X et XI.

Et l’ascension commença, à la vive joie de Castro, par la rue Roumpo Cuou puis se poursuivit par les escaliers de la Grand-Rue. Ils progressaient, le souffle court, sous la morsure du soleil, hors de l’ombre tutélaire des vieilles demeures qui, à travers l’échancrure étroite de leurs croisées, guettent impatiemment le mitan du jour. Leur guide connaissait l’histoire de chaque pierre et de chaque maison. Mais elle n’eut guère le loisir d’exercer ses talents. On arrivait déjà. Et ils purent se glisser dans la fraîcheur complice du hall de l’hôtel de ville qui était vide de monde à cette heure. L’hôtesse sommeillait derrière son comptoir et semblait ignorer les visiteurs qui furent accueillis par les oliviers de Raymond Normand. Dès l’entrée, on ne voyait qu’eux, avec leurs troncs torturés, comme sculptés au couteau, et l’éblouissement de leurs ramures argentées vibrant de joie printanière. Ils paraissaient tirer leur force du frimas et leur chaleur du clair de lune. Ils vivaient la magie du soleil levant, sous la poussée généreuse de la sève annonciatrice du bonheur des fleurs et des fruits. Ils éclaboussaient le mur et la pièce de leur vitalité. C’était la victoire de l’utopie sur la vie et de la vie sur le temps.[…]

De là, ils repartirent vers le Trou du Loup. C’était l’antre de Raymond Normand. Ils y accédèrent par un chemin de terre herbeux qui coupait à travers une oliveraie bien entretenue. Et ils furent accueillis sur la terrasse par un vieillard en espadrilles qui semblait les attendre. Grand, sec et décharné, il avait un front haut, des yeux bleus et des pommettes saillantes. Son corps paraissait flotter dans des vêtements trop amples pour lui. A ses côtés, sous un figuier couvert de fruits encore verts, une petite vieille au visage rosé et étrangement lisse avait l’air de dormir sur sa chaise longue, bercée par le ronronnement d’un gros chat tigré roulé en boule à ses pieds, et ne broncha pas quand il invita les arrivants à le suivre jusqu’à l’atelier. Ils durent se pencher pour passer sous l’arbre et frôlèrent la dormeuse. Soudain, tout leur parut extraordinairement bas : la maisonnette avec sa treille où courait une vigne broussailleuse, les oliviers et les fleurs duveteuses des artichauts qui émaillaient un potager exigu de leurs étamines d’améthyste. Ils contournèrent l’angle du pavillon, avec sa citerne aménagée pour recueillir l’eau qui tombait du ciel, et parvinrent devant une bicoque en dur recouverte de tôles. Sur la porte en fer un écriteau indiquait : Frappez fort. C’est ce que fit leur hôte avant d’ouvrir en criant :

– Raymond ! C’est Mireille avec des copains !

Ils se regardèrent tous car Marcel ne leur avait jamais révélé le véritable prénom de son amie. Un pas se fit entendre et un petit homme menu, presque chétif, fit son apparition. Il était vêtu comme en plein hiver, avec une écharpe râpée autour du cou, un pull-over de grosse laine et un pantalon de tweed écossais rapiécé. De ses énormes bottes fourrées dépassaient des chaussettes épaisses. Sa figure juvénile était encadrée par des cheveux coupés au bol qui s’échappaient d’une casquette bleue. Mais c’était surtout ses yeux qu’on remarquait d’abord. Ils étaient à la fois vifs et malicieux, curieux et compréhensifs, mystérieux et aussi limpides que le ciel. Des yeux de contemplatif ou d’étudiant, d’artiste ou de paysan. […]

Ils pénétrèrent dans un local surchauffé et remarquèrent, accrochés aux murs, des pastels et des encres de Chine : c’étaient des oliviers aux troncs noueux, ceux d’avant le terrible gel de 1956. Sur les chevalets, des paysages pointillistes attendaient l’ultime touche. Les visiteurs les admirèrent, un long moment, en silence.

– On voit bien là, Raymond, que t’as fait de la sculpture, dit Milady.

– Oui, j’en ai fait aux Beaux-Arts à Marseille, avec César, tu sais…

– Tu le revois?

– Ouais, il passe ici de temps à autre…

– Et t’aimes toujours pas ce qu’il fait ?

– Pas du tout, et je le lui ai dit d’ailleurs, la dernière fois que je l’ai vu. Je pense qu’il n’a pas apprécié ma franchise, que veux-tu ? Depuis, il n’est plus revenu…

– Moi, je trouve son œuvre originale, protesta Martine. Même si c’est pas vraiment beau…

– Ouais… De nos jours, ce qu’on recherche ce n’est plus ce qui est agréable à regarder, c’est ce qui surprend. Les gens sont blasés de tout et ils veulent du neuf, même si c’est laid. Et ça, César l’a compris. Pourtant il sait très bien travailler quand il veut. Mais ses statues en fer de récupération, ses compressions de voitures rouillées, on ne peut pas dire que ce soit beau ni très compréhensible.

– Mais il a expliqué ce qu’il a voulu faire. Ainsi pour son pouce…

– Bien sûr, bien sûr. Sans explications, ce ne serait pas évident pour tous. Mais est-ce que Michel-Ange a expliqué la Sixtine ? Ce n’était pas nécessaire, parce que ça tombe sous le sens. C’est toute la différence avec l’art moderne…

– Les artistes ont souvent été incompris…

– C’est vrai ou presque… Ce n’est pas le cas des classiques. C’est celui de tous ceux qui ont marqué une rupture, comme les impressionnistes, Van Gogh… Cependant pour eux c’était l’esthétique qui primait, tandis qu’aujourd’hui ce n’est plus pareil. Ce qu’il faut maintenant, c’est flatter le snobisme des gens et gagner beaucoup d’argent. Tout le monde n’est pas comme moi…

– Et de quoi tu vis, toi ? demanda Castro.

– De pas grand-chose. Ou plutôt de l’essentiel, c’est-à-dire de liberté. Je n’ai pas de besoins, alors je peux dire que je suis libre. Pour m’habiller, je ne fais pas de frais considérables, ainsi que vous pouvez vous en apercevoir. Pour la nourriture, je cultive avec mon père des pommes de terre et quelques légumes. Nous avons l’huile de nos olives, le lait de notre chèvre et c’est à peu près tout. Ah oui! J’oubliais, de temps à autre, je me débarrasse d’une toile. […]

Venez, vous allez goûter maintenant au lait de ma chèvre.

– T’en as plusieurs ?

-Actuellement, je n’ai plus que Nénette. On vient de tuer ses deux cabris. Elle n’en aura sans doute plus d’autres, car elle n’est plus bien jeune. C’est mon père, malgré son âge, qui s’occupe encore d’elle…

Et il entraîna ses pensionnaires vers l’enclos où il pénétra, un seau à la main. Dès qu’elle l’aperçut, la bête vint vers lui et tendit le museau à la caresse. Elle avait le beau pelage noir des chèvres du Rove, avec une tâche rousse sur le front. Son maître lui flatta longuement l’encolure avant de se glisser sous elle. Les témoins de la scène perçurent le bruit des jets drus sur le métal. Tout alla très vite et bientôt leur hôte se redressa avec le récipient plein à ras bord. Il remplit de lait tiède deux gobelets qu’il leur tendit.

– Buvez, ordonna-t-il. Vous m’en direz des nouvelles!

Martine fut la première à obtempérer. Elle avala goulûment le breuvage et, les lèvres encore ourlées d’écume, invita son compagnon à faire de même. Ce dernier hésita une fraction de seconde avant de l’imiter. Il n’avait jamais goûté de lait cru de sa vie. Il but d’un trait et déclara:

-C’est vraiment fameux, dites donc!

Le peintre referma soigneusement le portillon derrière lui, non sans manifester encore son affection à l’animal.

– Est-ce que tu l’as peinte? demanda Martine.

– Ah! ça, oui, elle et ses petits.

– On peut les voir?

– Oui, si vous voulez.

Et il les conduisit à son atelier. Là, il se mit à chercher fébrilement dans des piles de cartons à dessins posés sur des malles antiques. Il sortait des quantités de pastels de toutes les couleurs et les replaçait en hochant la tête. Enfin il finit par trouver ce qu’il voulait. C’était une scène figurant une bête au poil sombre allaitant un chevreau blanc.

– C’est Nénette, dans la fleur de l’âge, annonça-t-il fièrement. Elle était belle, n’est-ce pas?

– J’aime bien le mouvement de son petit, remarqua Paul-Adolphe. On sent son impatience de boire à la mamelle.

– T’as bien su exprimer aussi toute la tendresse de la mère envers son nourrisson, ajouta Martine.

– Tiens, en voilà un autre! C’est la première portée de Nénette. Ils ont, eux aussi, le pelage blanc, comme celui de leur père. Ah! ouais, je les revois, ceux-là, couchés dans l’herbe, l’un à côté de l’autre, en plein midi… J’ai également des fusains, des encres de Chine, mais je ne sais plus où j’ai mis tout ça… Mes biquettes ont toujours été mes personnages préférés, avec mes chats!

– Mais il y a d’autres tableaux sur les chevalets. Je vois là de magnifiques paysages…

– Oh, magnifiques! C’est toi qui le dis…Ouais, je fais ça à partir des ébauches que j’ai faites quand j’étais jeune. Ce sont des croquis de la campagne salonaise où j’habitais avant de venir ici, une esquisse de la fontaine Marie-Rose à Grans, les bords de la Touloubre, et surtout des coins de Ventabren, des collines, des oliviers, des arbres en fleurs, des bords de l’Arc… Il y a quelques années, j’avais encore la force de me déplacer avec mon vélo. Maintenant, ce n’est plus pareil…

– C’est curieux. Comment peut-on réaliser des toiles si différentes à partir des mêmes canevas?

– C’est le miracle de l’art et de la création. Le monde ne change pas, c’est nous qui changeons…

 

Fernand BOTTI. Poète. Prix C. SYL de l’Académie de Marseille. Stèle pour Raymond NORMAND. Avril 2000.

Il y aura eu

un miroir

qui reflétait l’étonnement de l’origine,

l’embrasement dans le jour neuf

de formes natives

et l’ouverture du désir au bord de l’infini,

comme un vertige qui nous prit.

 

Au miroir

nous avons surpris

l’intime connivence

de la vie et du désir,

des appels et des réponses

de lumière à lumière

caressées d’ombres sœurs

qui font tourner les mondes.

Notre cœur battit à l’unisson.

 

Il y aura eu

sur quatre arpents,

séjour du pin, de l’olivier et de la vigne,

un miroir

qui guettait leur apothéose

aux limites du ciel

et les faisait danser

nous invitant à l’ivresse.

 

Dans le miroir

l’olivier

dans sa transparence pétillante

à la lumière

la faisait éclater en paillettes d’or

pour notre convoitise.

Nous badaudions à son pied.

 

Il y aura eu

un miroir

épris d’un bestiaire amical

dont il reflétait en splendeur

la simplicité

et établissait le blason

pour l’emblème

du chat qui dort,

de la chèvre au chevreau,

bêtes, nos sœurs

transfigurées.

 

Sur la face scarifiée

du miroir

la violence des griffures

délivre une tendresse cachée,

parabole du métier.

 

Au cœur de l’enchantement,

dans l’étreinte innombrable des branches

et le miroitement diffus de la lumière,

un miroir

cède à l’appel du sortilège

et s’emplit d’une passion

dont frémit le feuillage.

 

Au miroir

les oliviers rassemblés

ouvrent,

dans des ombres percées de clignotements,

des cathédrales aux voûtes de cristal

où l’hymne solaire

monte avec de célestes clartés

ou avec des lueurs d’incendie ;

l’heure en décide

ou le tourment

qui rôde et tord branches et troncs.

 

Il y aura eu,

pour capter au revers de l’évidence

les traces du rêve en péril,

un miroir

obstiné à les pourchasser

qui nous les montrait vives.

Nous en faisions des amantes.

 

Dans le miroir

il y a eu,

diaphane et juvénile,

la frileuse épiphanie du bonheur

au matin de l’année

épanouie

aux amandiers timides et rougissants.

Nous avons rêvé devant leur promesse.

 

Un miroir

intrépide

réchauffait dans son sein

au risque de piqûre

l’abeille

égarée dans la saison hostile.

 

Dans le miroir

le manteau du silence

couvre d’hermine le relief adouci

dans l’immobilité de l’heure

livrée au souvenir.